Je suis bénédictin, du Prieuré Saint-Benoît d’Etiolles (91). Il y a eu, sur mon chemin, des rencontres qui furent pour moi des révélations. Par exemple, dans les années 70, ce grand de la vie spirituelle qu’était Albert-Marie Besnard, dominicain. Il organisait au couvent de l’Arbresle, près de Lyon, des sessions intitulées : « Sagesse du corps et prière chrétienne ».
J’étais, à l’époque, très « noué », mal à l’aise avec mon corps. Je payais le prix d’une éducation puritaine où, surtout pour des religieux, le corps et la sexualité étaient perçus comme dangereux. Il fallait les dompter. Je rencontrais des problèmes de santé probablement liés à ces rigidités morales mal digérées. C’est ainsi que j’ai contracté une tuberculose qui me contraignit à passer plusieurs mois dans un sanatorium, non loin de ma communauté. Les frères venaient me visiter le lundi, et nous tenions chapitre autour du lit. C’est là que j’ai commencé à comprendre que j’étais en train de m’abîmer physiquement et psychologiquement.
Guéri, mais assigné à travailler à mi-temps, je me suis inscrit à l’une des sessions d’A.M. Besnard. J’y ai aussitôt découvert qu’il y avait là, pour moi, un renouveau possible et fécond. Cette session est venue me dire que le corps pouvait être un allié pour cheminer dans la prière et la vie spirituelle. Une grande bouffée d’air, tout à coup ! Et un énorme travail qui commençait. Car, aidé de quelques collaborateurs, le Père Besnard initiait les participants à la pratique du zazen, c’est-à-dire la « méditation assise ». C’est là que je pris conscience du lien entre le corps et la prière, je découvrais le rôle de la respiration, l’importance de la posture corporelle… Nous méditions deux fois par jour sur des coussins ou des petits bancs, cherchant à nous rendre présent à l’instant présent, nous concentrant sur le souffle. J’ignorais alors tout de cet univers, ayant vécu dans un catholicisme assez « cérébral ». J’ai ainsi pris peu à peu conscience que le corps est réellement une Demeure sacrée.
De plus, il y avait, dans ce stage des praticiens Vittoz, du nom de ce médecin suisse inventeur, au début du XXème siècle, d’une méthode visant à une meilleure gestion mentale à partir de l’exercice de la sensorialité. Là encore, tout était nouveau pour moi: regardés avec soupçon par tout un pan du catholicisme d’alors, je découvrais que le corps et le psychisme pouvaient avoir un rôle très important dans le développement – ou au contraire les « blocages » - de la vie spirituelle. J’ai sans doute posé, au cours de cette session, les premières pierres d’une réconciliation avec moi-même, et notamment avec mon propre corps.
De retour dans ma communauté, j’ai continué les exercices de vie spirituelle traditionnels : participation à l’office monastique avec les frères, Lectio Divina (méditation de la parole biblique) vécue personnellement… Le but de chacune de ces pratiques est d’atteindre ce que le Premier Testament appelle « le Cœur profond » (Ps 64), que l’apôtre Paul nomme parfois « Temple de Dieu » (1° Co. 3, 16), et l’Evangile de Jean la « Demeure » (Jean 14, 23). Il existe en effet, dans les tréfonds de chaque homme, au-delà des couches de l’inconscient, des souvenirs enfouis, des réflexes acquis, un lieu sacré que rien ne peut détruire, ouvert à l’Infini de Dieu. Les pratiques n’ont d’autre but que de dégager l’accès à ce Centre pour lui permettre de rayonner en l’homme.
Au milieu du 20° siècle, des précurseurs, comme le bénédictin Henri Le Saux, le P. Jules Montchanin… se sont initiés en Inde aux spiritualités asiatiques. D’autres ont plongé dans le bouddhisme zen, comme le jésuite Enomiya Lassalle au Japon. Dans le même moment, les bouddhismes zen ou tibétain, ainsi que le yoga, s’implantaient en Occident grâce à des maitres venus d’Asie. Ainsi avons-nous pu découvrir d’une part des techniques de méditation qui faisaient la part belle au corps et à ses énergies. De l’autre des méditations sans objet, qui permettaient de ne faire qu’un avec le réceptacle divin, intérieur à chaque Homme. Commençons par cette grande réalité découverte : le corps qui médite. Je l’avais déjà découvert à l’Arbresle, puis pratiqué quotidiennement. Mais je pus l’expérimenter avec une intensité particulière lors du premier voyage organisé pour les moines chrétiens, et qui nous permit de nous immerger dans l’univers du bouddhisme zen (En 1983).
Cette entrée dans un monde culturellement et spirituellement étranger au christianisme fut pour moi, et pour d’autres, une expérience passionnante, et l’occasion de vivre un vrai recommencement dans la vie spirituelle. Entourés de jeunes moines zen japonais, il nous fallait prendre place sur des coussins noirs, et nous asseoir en tailleur, bien peu d’entre nous étant capable d’assurer l’assise en position de lotus. Il fallait rester là, mains l’une dans l’autre, quarante cinq minutes sans bouger. On nous demandait de nous tenir droit, les yeux mi-clos, le regard dirigé vers le sol. On nous rappelait sans cesse qu’il fallait abandonner les pensées qui traversent l’esprit, et se concentrer sur le souffle. Régulièrement, le Maître passait avec son bâton et nous proposait des coups sur les deux épaules pour détendre la musculature crispée. Mais où donc étaient la prière, l’élan vers Dieu, l’amour du Christ ? Au bout de trois quarts d’heure, le son de la timbale nous délivrait des douleurs articulaires, on se relevait pour marcher quinze minutes autour de la salle, puis on se rasseyait pour une nouvelle séance de méditation (zazen). Pas de mots à prononcer, sauf les incompréhensibles sûtras du matin et du soir. Pas de chants pour adoucir la rigueur des journées. Mais parfois, survenaient de grands moments de paix ou de joie. De façon imprévisible surgissaient de radieuses minutes de prière Nous étions donc invités à nous réconcilier avec ce « Corps que je suis ». De plus, cette position méditative très étudiée favorisait l’attention profonde et permettait d’accueillir les pensées qui agitent l’esprit, sans se laisser dominer par elle. Il était donc possible d'entrer dans la conscience de cette Réalité la plus profonde, que les bouddhistes appellent Busshô, les hindous Atman, les chrétiens Cœur Profond, et qui est d'ordre à la fois immanent et transcendant.
Mais il y a plus. En Occident, nous avions été éduqués à partir d’un fond philosophique qu’on appelle souvent Dualisme. L’école et l’université sont bâties sur ce présupposé. Il y a toi et moi, on peut certes se rencontrer, voire se comprendre, mais tu as ton histoire, ta culture, ton tempérament… et moi j’ai les miens. Si j’étudie un événement, un objet, une idée, je dois prendre de la distance et les objectiver, sans les mêler à mes propres préjugés ou affects. De même, dans la tradition chrétienne, nous avions pris l’habitude de considérer Dieu comme extérieur à nous, infiniment parfait et miséricordieux, alors que nous étions ici-bas, imparfaits et limités à tous points de vue. Le fini et l’infini étaient très clairement séparés. Or, voici que nous arrivions dans une culture spirituelle dont la Non-Dualité était un des substrats. La vie chrétienne en général, et la vie monastique à l’école de Saint Benoît en particulier, avaient équilibré notre dualisme originel ; elles nous avaient appris à tendre vers l’unité avec Dieu, à pratiquer l’amour des frères, ceux-ci étant vécus comme d’autres nous-mêmes : « tu aimeras ton prochain comme toi- même ». Autant dire que nous étions en travail de non-dualité. Mais cette démarche connut au Japon une accélération décisive. Certaines expériences spirituelles étaient marquées du sceau de l’Un. C'est ainsi qu'il me fut parfois donné d'expérimenter l'unité profonde de tout ce qui existe. Je pouvais vivre avec tant d’intensité le mouvement du souffle que les assises se déroulaient en un éclair. Parfois, je me sentais ne faire qu'un avec le nuage qui passait, avec le froid ou le chaud, avec mon voisin dans la salle. Ces moments privilégiés, j’y voyais des manifestations de la Source divine, qui est Une. Il s’agissait de petits Eveils (Kensho en japonais) auxquels, d’ailleurs, les maîtres recommandent de ne pas s’attacher.
J’en suis donc arrivé à mettre en rapport ces deux éléments constitutifs de toute réalité : le Deux et le Un. Pour être plus fidèle à la tradition philosophique asiatique, au lieu de dire « le Deux et l’Un », je préfère exprimer cela par deux négations successives : « Ni Deux, Ni Un ». Car la négation relativise certaines affirmations idéologiques ou dogmatiques qui semblent péremptoires et imprudentes : que peut-on affirmer avec certitude dans le domaine de l’Absolu ?
De plus, nous découvrions que les spiritualités venues d’Asie pouvaient rappeler à l'Eglise une tradition qu'elle a trop oubliée et qu'il serait bon maintenant de faire revivre: l'Apophatisme. Cette lignée spirituelle transmet la conviction que la vraie réalité de Dieu est au-delà des mots, des images, des dogmes. Saint Grégoire de Nazianze, Denys l’Aréopagite qui a influencé Jean de La Croix, Maître Eckhart et les mystiques rhénans l’ont en leur temps exprimé. La théologie traditionnelle cherche à qualifier Dieu dans son essence et dans sa nature propre. La théologie apophatique cherche seulement à se tenir en présence de la profondeur ineffable de Dieu. Ces deux approches sont complémentaires l’une de l’autre, et là aussi, le non-dualisme peut aider à les vivre simultanément. Ce courant de pensée a été très présent à certaines époques de l’histoire des religions méditerranéennes (islam, christianisme et judaïsme), et je crois qu’il est en train de revenir. Dans le bouddhisme, toutes branches confondues, comme dans l’hindouisme, et le taoïsme, il est fondamental.
Je pratique donc quotidiennement, sur mon coussin, l’assise silencieuse et sans objet. Je la pratique en tant que chrétien. L’unification intérieure demande un long temps de confrontation entre ces traditions, et elle peut apparaitre si on donne de la densité à chacune de ces deux voies. Pour moi, elle s’est faite autour de la personne du Christ, qui transcende les religions, tout en se manifestant d’une façon unique dans le christianisme.
Frère Benoît Billot
Article publié dans la Revue Présence