Les noms des personnes intervenant dans le débat sont fantaisistes.
Igor : …. Tu as donné différents mots : joie, bonheur,etc… Je fais quand même une distinction profonde au niveau du mot joie. Pour moi, il exprime quelque chose de fulgurant au même titre que ce que disait le Dalaï-Lama, mais de ce point de vue, il correspond aussi au fait que ça m’oblige à être dans la présence parce que c’est quelque chose qui explose tout de suite effectivement et qui après n’a plus cette saveur du moment mais m’oblige à être continuellement présent pour cueillir toutes les joies qui se présentent à moi au fur et à mesure du quotidien qui se passe. Je pense que ça rejoint aussi certains aspects, que l’on trouve plutôt chez les orientaux, de l’impermanence des choses et du changement qui se fait continuellement et qui fait que je n’ai pas à me poser, à me reposer, mais continuellement à rester dans cette présence. Particulièrement pas facile.
Isabelle : Pour ma part, j’aimerais donner un exemple concret qui est celui d’hier où nous étions à l’opéra-théatre. Il y avait ce qu’on appelle un caprice d’orchestre, à savoir des thèmes musicaux. Tant que j’étais dans l’écoute sans discrimination, c’était superbe. Dès que je me disais : « Ah, ça c’est beau ! », c’est comme un contact que je coupais et ça n’était plus du tout la même impression. Ca, c’est au niveau de la joie extérieure. A la différence de la joie spirituelle (je ne sais pas si c’est comme ça que tu l’as dit) ; pour moi c’est un don qui, de temps en temps est là, que j’accueille ; je ne sais pas pourquoi il est là, et je ne sais pas pourquoi il n’est pas là. Il y a des moments avec nuages et des moments sans nuages ; je n’y suis pour rien. Voilà, c’est une expérience qui est là, gratuite.
Irène : Moi, j’ai juste envie de rajouter, à ce qu’a dit Isabelle, l’importance de la foi pour moi. C’est à dire qu’en fait, il y a des moments en effet où il y a des évènements, des paroles qui m’ont amené quelque chose de l’ordre d’une joie profonde, et quand les moments sont difficiles, ce qui est important pour moi, c’est d’avoir la foi, cette foi imprenable qui est en profondeur, qui est là, qui existe et qui, en effet, est un don ; et je ne sais pas d’où elle vient.
Inès : Quand le mot joie a été prononcé tout à l’heure, ça m’a fait penser à deux choses. Il y a des moments dans ma vie où j’ai une joie, une joie intérieure alors que tout ne va pas bien, et malgrè tout il y a quelque chose de profond qui est en joie ; ça c’est une des expériences. Une deuxième que j’ai envie de partager. Je reviens d’une grande randonnée dans le Hoggard, c’était dur. Je me souviens d’une montée qui a été longue et dure. C’était le soir, j’étais fatiguée, je n’en pouvais plus et je suis arrivée en haut, à l’ermitage de Charles de Foucauld et je suis rentrée dans cette petite baraque (on peut appeler ça comme ça), et devant l’autel « Ah ! », j’ai eu l’impression de fondre et des larmes se sont mises à couler. Je ne sais pas si c’est de la joie. Moi, j’ai appelé ça un moment de grâce quand c’est arrivé. Je suis rerentrée après deux fois, ça n’est pas revenu. Alors, est-ce qu’on peut appeler ça de la joie ? Je ne sais pas. C’est une question.
Ignace : Je me suis retrouvé mardi matin à animer un stage de mandala dans le cadre du centre d’étude et de recherche gérontologique de l’hôpital Bretonneau à Paris. C’est un hôpital qui fait des recherches sur « rapprocher l’hôpital de la population » et sur la tranche d’âge du vieillissement. Dans ce cadre-là, j’ai été amené à parler du mandala, du travail magnifique qui s’est fait avec ma vieille mère sur cette pratique et des gens ont dit : « On voudrait en savoir plus. On voudrait faire quelque chose ». Huit personnes sont venues. On a travaillé les mandalas et les gens ont dit : « Il faut qu’on revienne ; le bien que ç’a m’a fait, vraiment ». J’ai eu du plaisir et une joie assez profonde. Et puis il s’est trouvé que, trois jours après dans ce même cadre, on avait une rencontre sur la vie spirituelle (c’est assez étonnant que dans un cadre laïc, il y ait un partage et un partage en profondeur, une discussion sur la vie spirituelle et l’avancée en âge). Il y avait quatre personnes qui avaient participé à la journée de mandala trois jours avant et elles ont rendu compte de ce qui s’était passé en elles. C’était vraiment extraordinaire. A titre d’exemple, il y avait une personne qui avait perdu son mari quelques mois auparavant et qui était donc dépressive et elle a dit tout le bien, toute l’énergie, toute la ressource qu’elle trouvait dans ce travail au point que le lendemain de la journée de mandala, elle est partie dans un grand magasin s’acheter une robe de couleurs. J’ai vraiment vécu un état de plaisir. Mais il y avait surtout une joie profonde parce que je voyais vraiment que le Royaume de Dieu était passé là, dans la vie des gens et que j’avais la chance, la grâce de me trouver au rendez-vous. C’est indiscible.
Irma : Juste un petit mot à propos du sourire. Ce qui me venait tout de suite avant de prendre cette parole, c’est, paraît-il, que j’ai dit une fois à ma mère : « Mais pouquoi un papa, ça ne rit jamais ? » Effectivement, et moi j’ai conscience de ne pas souvent sourire aux gens. Or tout récemment, c’était le dimanche matin au marché d’Asnières, il y avait un groupe de jazz avec quatre instruments différents. Je suis restée longtemps parce qu’il faisait beau. C’était aussi le début de la campagne électorale, il y avait beaucoup d’effervescence, il y avait beaucoup de gens de toutes nationalités. A un moment, mon regard a croisé celui d’un homme d’une trentaine d’années et on s’est souri et sa fille, une enfant de moins de dix ans, est allée inviter une autre enfant, la prendre par la main, et les deux enfants ont dansé. Je garde ces images parce que je pense que ça m’a débloqué quelque chose au niveau du sourire et je me suis rendu compte que depuis, ça m’arrivait dans les transports, dans la rue, de sourire à des gens et c’est quelque chose de vraiment nouveau. Alors je vous le partage.
Ingrid : Pour moi, le souvenir des joies les plus profondes c’est lorsque je participais au Brésil aux grandes manifestations de paysans sans terre. Je voyais une place pleine de gens très humbles qui étaient là pour revendiquer leurs droits, au risque de leur vie. Et moi, ça me transportait, c’était émouvant. Cette joie n’est plus. Et peut-être, ça n’est plus tellement de la joie maintenant, c’est plutôt de la paix profonde que je ressens dans les différentes façons de vivre aujourd’hui.
EXPOSE DE BENOIT.
J’expliquerai tout à l’heure la connexion et la petite différence que je fais entre le bonheur et la joie, mais pour le moment, je les associe tous les deux.
1/ Etre heureux, joyeux.
Qu’est-ce que c’est que d’être heureux, joyeux ? Vraiment intéressant : les grecs, quand ils se saluaient, disaient « Kaïre ! », c’est à dire « Sois joyeux ! », « Réjouis-toi ! », les juifs quand ils se saluaient, disaient « Shalom ! », c’est à dire « Paix », « Sois en paix ! », « Vis en paix », les romains anciens quand ils se saluaient, disaient « Salve ! » (le mot salut vient de salve), c’est à dire en fait, « Sois en bonne santé ! ». Ce qu’on voit à travers ça, c’est très étonnant, c’est que le bonheur diffère suivant les cultures. Pour les grecs, le bonheur c’est d’être joyeux, pour les hébreux, d’être en paix, pour les latins, être en bonne santé. Et ça continue jusqu’à maintenant pour nous avec les rites du Nouvel An. Je ne sais pas combien de témoignages j’ai reçu de gens qui me souhaitaient d’être en bonne santé. Evidemment, la santé c’est bon. Mais pourquoi est-ce qu’ils ne m’ont pas souhaité d’être joyeux comme les grecs ou d’être en paix comme les juifs ? En général dans notre culture, c’est plutôt la santé qui est au premier plan. Nous, quand nous nous saluons, nous disons « bon-jour » ou « bon-soir », c’est à dire que « le jour te soit bon ». J’aime bien cette formule-là parce que c’est assez imprécis, ça peut regrouper à la fois « Kaïre », « Salve », « Shalom », « Bonjour », « Bonsoir ». D’ailleurs dans les traductions bibliques, ça pose quelques difficultés. La plus marrante, c’est la rencontre de l’ange avec Marie, s’il y a eu vraiment des mots échangés, si ça n’était pas une intuition profonde de Marie. L’ange dit à Marie, dans le texte grec qui nous est resté « Kaïre », c’est à dire « Réjouis-toi, Marie », mais, est-ce que l’ange a vraiment parlé grec à cette petite juive qui, probablement n’en connaissait pas un mot ? Si vraiment il a dit quelque chose, il est plus probable qu’il a dit « Shalom », « Sois en paix, Marie », mais on a traduit ensuite en latin « Je vous salue Marie ». Tous ceux qui ont été éduqués dans la tradition chrétienne connaissent bien cette prière. Nous voyons apparaître là le génie des peuples différents. Et c’est important d’arriver à conjuguer ces génies si différents à l’intérieur de nous-mêmes parce qu’ils révèlent une parcelle du bonheur ou de la joie profonde de l’être humain.
Alors le bonheur. Intéressant l’échange que nous avons eu tout à l’heure. Pour les uns, c’est aimer la vie qu’on mène, c’est avoir de beaux enfants, c’est avoir un couple stable, c’est avoir un travail. Imbert, tu as dit : « Le grand bonheur, c’est quand j’ai été reçu à mon bac ». Par contre quand tu as parlé du « Oui » d’Isabelle, probablement que c’est d’autre chose qu’il s’agit, il y a quelque chose de plus profond… Le groupe de Jazz sur le marché est tout à fait de ce niveau-là. Franchement, on a besoin des petits bonheurs quotidiens, on a besoin de la joie quotidienne, on a besoin du rire des enfants, on a besoin des plaisanteries parfois un peu bécasses qu’on fait, qu’on échange, on a besoin de rire ensemble, on a besoin de réussir. Nous n’allons pas rechigner, regarder négativement nos bonheurs.
Pour St Augustin, la joie vient de ce qu’on fait la vérité en soi-même. Là, c’est tout à fait d’un autre ordre. Et pour Karl Marx, vous savez ce que c’est pour lui la joie ? La joie, c’est d’avoir un travail épanouissant. Voilà des grands maîtres, St Augustin, Karl Marx qui ont une vision de la joie et du bonheur totalement différentes.
Tout à l’heure, nous avons pensé aux épisodes de joie de notre existence et il faut reconnaître que, très souvent, nous attendons joie et bonheur de l’extérieur comme si le monde était chargé de nous combler de joie, comme si les évènements, les gens que nous rencontrons étaient les porteurs de la joie. Et c’est pourquoi les gens courent après des occasions extérieures. Ils courent après un amour, après du pouvoir, après de l’argent, après du divertissement, après de la culture, après de la reconnaissance, après du savoir, après de l’alcool, ou je ne sais quoi encore, après des bons gueuletons. Mais on ne crachera pas dans la soupe parce que les bons gueuletons ça fait quand même bien plaisir aussi. Seulement si on en reste à cette recherche de la joie, à cette position-là, on tombe dans une perpétuelle désillusion parce qu’on court sans cesse après autre chose. Si on attend que le bonheur ou la joie nous soient donnés par l’extérieur, par les autres ou par les évènements, nous courons de désillusions en désillusions.
2/ La joie pour le bouddhisme.
Le mal-être, c’est une expression qui est passée dans le vocabulaire courant. Le mal-être chez les Bouddhistes, ça s’appelle Dukkha . On pourrait dire l’insatisfaction, la perpétuelle insatisfaction, l’insatisfaction profonde. J’ai retrouvé un texte de Jean-Paul Sartre qui est une expression terrible de cette insatisfaction, de ce Dukkha, dans « la Nausée » : « Si l’on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide. (Ne nous trompons pas, lorsque les bouddhistes disent un forme vide, ça n’est pas du tout dans le sens où monsieur Sartre le disait. Pour lui forme vide, c’est le néant, quelque chose qui est sans consistance, sans intérêt). Nous étions un tas d’existences gênées, embarrassées de nous-mêmes, nous n’avions pas la moindre raison d’être là, ni les uns ni les autres. Chaque être existant confus, vaguement inquiet se sentait de trop par rapport aux autres. Moi aussi, j’étais de trop. Je rêvais vaguement de me supprimer pour anéantir au moins une de ces existences superflues ». Voilà, je crois que Jean-Paul Sartre ne connaissait pas le bouddhisme, mais il exprime avec une force terrible ce qu’est Dukkha dans une mentalité bouddhiste.
Mais à l’opposé de Dukkha, se situe Sukkha qui désigne un état intérieur de plénitude qui perdure à travers hauts et bas. Ca c’est important, parce que les hauts et les bas, c’est la météorologie de notre intériorité, qui dépend de savoir si on s’est levé du pied gauche ou du pied droit ce matin, si le temps est beau, si on a reçu une lettre de notre fils qui nous demande de l’argent, ou au contraire nous dit qu’il a bien envie de nous revoir. Enfin bref voilà, la météo intérieure avec ses hauts et ses bas. Sukkha, c’est un état intérieur qui est sous-jacent à l’existence et qui naît d’un esprit sain et serein. Il vient de l’intérieur et engendre ce que les bouddhistes appellent Ananda, qu’on traduit d’habitude par la joie, et c’est là que nous revenons à notre histoire de joie, la joie qui est le rayonnement du bonheur. J’aime bien cette réflexion des bouddhistes : « La joie, c’est le rayonnement du bonheur ». Quelqu’un connaît ce bonheur intérieur, ce bonheur spirituel, et de temps en temps, lui monte, comme une bouffée à la tête, la joie. Et cette joie, ça se diffuse. Ca se diffuse comme tout à l’heure ce qu’on a entendu au sujet du marché et de la rencontre entre les enfants.
Il faut parvenir à Sukkha, les enfants, il le faut vraiment. Quand on a 20 ans, on peut se dire qu’on a le temps. Quand on a 40 ans, on peut encore se dire qu’on a le temps. Si on arrive à 60 ans, alors il faut se dire « Cette fois-ci, il faut vraiment y aller parce que, sinon, on va vieillir idiot ». Il faut donc travailler intérieurement. C’est la grande pédagogie du bouddhisme : voir la réalité en face, c’est à dire voir la nature véritable des choses non modifiée par ce qu’ils appellent les représentations mentales. La plupart du temps, nous regardons la réalité à travers des lunettes déformantes, et les bouddhistes disent « Là est le malheur profond de l’homme, là est dukkha ». Il faut donc entrer dans l’expérience de la vraie nature de nous-même, des autres, du cosmos et des évènements, parce que la plupart d’entre nous, en général, nous sommes constamment en train de trafiquer la réalité par nos formations mentales.
Un petit exemple que j’aime à citer parce qu’il nous avait fait beaucoup rire dans ma communauté. C’est l’histoire d’un frère de ma communauté qui est mort depuis qui s’appelait Bernard, c’était le père Bernard. Il avait une sorte d’inclination vers les pauvres. Les pauvres d’ailleurs le sentaient. Les clochards venaient le voir. Quand on avait des ennuis dans une cité, on faisait appel au père Bernard. Quand il y avait des jeunes qui n’allaient pas bien, on faisait appel au père Bernard. Or un jour, le père Bernard faisait sa permanence au presbytère, c’était à la fin de la matinée, il était peut-être midi moins cinq et il commençait à en avoir plein le dos d’avoir été le bureau des pleurs. Voilà que la dernière personne frappe à sa porte, après que l’avant-dernier soit parti, Bernard dit « Entrez ! ». Rentre alors un homme mal rasé, mal habillé, avec un air un peu pitoyable. Bernard l’a tout de suite identifié. Comme il avait travaillé toute la matinée avec ce genre de personne, il dit : « Ah non, maintenant c’est fini ! ». Mais l’autre dit : « Comment c’est fini ? » Bernard : « Oui, le bureau est fermé. Pour les casse-croûte vous repasserez demain matin ». Et l’autre : « Mais… ! » Il ne va pas plus loin, parce que Bernard l’interrompt, très sûr de lui, et lui dit : « Franchement, vous avez tout le temps devant vous, moi je ne cesse pas de travailler, alors s’il vous plaît, revenez dans les heures demain matin, je serai à votre disposition et je m’occuperai de vous ». « Mais !… », dit l’homme ». Alors Bernard : « Quoi, mais ? ». L’homme ajoute : « Mais, vous savez, j’ai tout ce qu’il faut à la maison, j’ai pas besoin de casse-croûte, je voudrais me confesser ».
Voilà, formation mentale de Bernard qui projette sur l’homme qui frappe quelque chose qu’il avait dans sa tête et qui n’était pas du tout la réalité. Nous sommes ainsi. Le travail intérieur est donc de dépasser les formations mentales et de reconnaître la réalité soit extérieure, soit intérieure, en particulier de reconnaître ce que les bouddhistes appellent la « vacuité d’existence propre ». C’est une formule un petit peu compliquée qui signifie tout simplement que tout ce qui existe est provisoire. Tout ce qui existe est la conjonction provisoire d’éléments divers.
Ils utilisent facilement, à ce sujet-là, la belle métaphore de l’arc en ciel. Je me rappelle, quand j’étais petit, avec mes sœurs, on voyait un arc-en-ciel, et puis, on se précipitait vers lui, mais on n’arrivait jamais ni à le toucher ni à le prendre, et généralement d’ailleurs, il finissait par s’effacer devant nos yeux, parce que l’arc-en-ciel, c’est la conjonction de la pluie, de la vapeur d’eau, et du soleil. C’est transitoire, c’est fugace. C’est peut-être d’ailleurs pour ça que c’est si beau. La fugacité. Personne n’a jamais pu mettre dans sa poche un arc-en-ciel. On arrive à fixer cela sur la pellicule, mais c’est tout ce qu’on arrive à faire.
Et lorsque nous avons reconnu l’extraordinaire précarité, fugacité de ce que nous sommes, les uns et les autres et de ce que sont nos situations aux uns et aux autres, et lorsque nous avons accepté ça profondément, alors se manifeste une liberté intérieure qui est pleine de joie. Je vous cite un petit mot de Etty Hillesum : « Le grand obstacle au bonheur, ce n’est pas la réalité, c’est toujours la représentation qu’on s’en fait ». Quelle sagesse chez cette petite bonne femme !
Et Matthieu Ricard raconte une histoire qui montre que tout dépend de la façon dont on regarde la réalité. Il raconte qu’un après-midi, il était assis sur les marches de son monastère au Népal. C’était l’époque de la mousson, les pluies avaient transformé le terre-plein devant le monastère en une grande étendue d’eau boueuse sur laquelle les moines avaient disposé des briques, pour que de briques en briques les gens puissent sortir ou entrer au monastère. Et voilà que l’une des amies de Matthieu Ricard arrive. Elle émerge du chemin, elle se trouve devant l’étendue de boue et prend un air dégoûté. Elle entreprend la traversée et Matthieu l’entendait rouspéter à chaque brique. Elle arrive devant lui en levant les yeux au ciel et en disant : « Quelle saleté ! Imagine que je sois tombée dans cet infâme bourbier. Tout est si sale dans ce pays ». Et Matthieu de sourire dans sa grande sagesse : « Viens t’asseoir à côté de moi et parlons tranquillement ». Et puis voilà qu’une autre amie arrive, Raphaëlle. Elle se présente à l’entrée du bourbier et fait un petit signe de la main aux deux qui étaient assis de l’autre côté, et puis elle saute de brique en brique, et Matthieu l’entendait dire : « Hop ! Hop ! et Hop ! et Hop! Et Hop! ». Et quand elle arrive au bout, juste devant les deux qui l’attendent, elle dit : « Comme c’est amusant tout ça ! Ce qu’il y a de bien avec la mousson, c’est qu’il n’y a pas de poussière. » Voilà, deux regards, le regard de Dukkha et le regard de Sukkha.
3/ La joie pour le christianisme
Je ne vais pas développer la joie dans le christianisme parce que beaucoup d’entre nous sont de tradition chrétienne. Je vais dire tout simplement que pour le christianisme, le bonheur c’est de se mettre en route, se mettre en route sur notre propre chemin, de trouver notre place dans la vie. Pour ma part, je préfère chemin à place, parce que, dans chemin, il y a une idée de marche, de dynamisme et de transformation. C’est à dire qu’il faut d’abord découvrir quel est le chemin de notre existence, et ça c’est vraiment un travail. Tant qu’on n’a pas découvert quel est notre chemin, il y a de fortes chances pour qu’on soit dans une certaine amertume sous-jacente. De toute façon quelles que soient les formes qu’il prend, ce chemin a une sorte de constante qui est de réaliser l’unité intérieure autour du centre divin de l’être. Il y a beaucoup de tendances contradictoires qui nous habitent. Il y a en nous des énergies qui vont les unes contre les autres, qui nous font souffrir (on est tendu vers ceci et puis vers cela qui est à l’opposé). Mais si on travaille ces tendances et ces énergies contradictoires, on s’aperçoit que ça peut s’organiser, ça peut se relier au centre, au cœur profond qui est habité et qui est dynamisé par la présence divine, par la Trinité sainte et particulièrement par la présence du Christ. Et c’est pourquoi l’attachement au Christ, la foi dont parlait Irène tout à l’heure, est tellement importante parce que c’est autour de Lui, autour de Sa vie d’aujourd’hui que toutes nos tendances contradictoires se recentrent. Sa vie d’autrefois, celle d’il y a 2000 ans éclaire celle d’aujourd’hui, mais l’important n’est pas ce qui se passait il y a 2000 ans, c’est ce qui se passe aujourd’hui pour vous et pour moi. Sa présence dans la vie d’aujourd’hui donne un sens, dynamise, recentre, harmonise, crée l’unité, ce grand bienfait, cette source profonde de toute joie.
4/ Les moyens pour entrer dans la joie.
Il faut trouver les moyens pour entrer dans la joie. J’en ai repéré quatre.
- Le premier moyen (je donne les moyens simples), c’est l’adoption d’un mantra, une formule sacrée. Cette formule, soit on la reçoit d’une tradition ou d’un maître, soit on l’élabore par l’intermédiaire de notre expérience personnelle. Mais, une fois que l’on a accueilli ce mantra à l’intérieur de nous-même, qu’il soit le fruit de notre élaboration ou qu’il soit ce que nous avons reçu, il faut pouvoir s’y tenir et travailler avec. C’est ça qui va nous permettre d’entrer peu à peu dans ce que la tradition orthodoxe appelle l’Hésychia, c’est à dire la paix intérieure. On l’appelle hésychaste celui qui se donne à l’hésychia. Il a son exercice, la récitation quotidienne de son mantra. En général, dans la tradition hésychaste, c’est le Nom divin, le Nom de Jésus, ou la formule de la prière du cœur « Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié, de moi pécheur ». Il s’agit de simplement exprimer, murmurer du fond de soi-même, du bout des lèvres, dans le silence ou de dire tout haut la prière qui, à la longue, peut devenir permanente et sous-jacente. Vous allez au marché, vous écoutez, vous voyez les gens qui achètent tout ce dont ils ont besoin, et puis tout d’un coup, à l’occasion d’une petite rupture, d’une petite coupure, on ne sait pas comment, on ne sait pas pourquoi, voilà que la prière du cœur, voilà que le mantra monte à la conscience. Ca travaillait au fond, ça se disait au fond de la personne. C’est une prière qui est comme un cri, rassemblant toutes les forces et toutes les formes de la prière. Cette prière-là et l’action de l’Esprit Saint (je me situe toujours dans la tradition hésychaste) engendrent la purification du cœur qui, peu à peu, se dégage des émotions, des passions, du poids des souvenirs et de la lourdeur des projets et s’ouvre à l’infini. Et on peut très bien, après une montée épuisante, arriver en haut, rentrer dans la cabane de Charles de Foucauld, comme tu le disais tout à l’heure, Inès, et puis, dans ce pays aride, sombre, noir, qui n’a pas du tout la rutilance des dunes et du sable, qui est terriblement austère, on peut très bien sentir, au fond de soi-même, une joie qui est un don, qui était déjà-là, mais qui est comme donnée par la profondeur de l’être. Voilà un premier moyen très simple.
- Le deuxième moyen, c’est la pratique du retrait et du silence qui permet, à la longue, de faire vivre en soi, d’éveiller cette réalité profonde qui nous habite, le cœur. Ca n’est pas facile, parce que personne n’aime la solitude, sauf ceux qui l’aiment de façon pathologique parce qu’ils ont peur des autres, peur de la foule, peur du contact, peur des relations, et ils fuient tout cela dans la solitude. D’autre part, il y a ceux qui l’aiment d’amour parce qu’ils y ont découvert une ressource très forte. Or, si l’être humain est capable de persévérer dans sa solitude et dans le mystère de sa solitude, le voici soudain en contact avec la Source qui y coule et qui est là pour le désaltérer. Bien entendu, ce chemin vers l’intériorité, sans cesse s’obstrue, comme la Source, il se perd. Il se perd à cause de l’intellectualisme, à cause des émotions, à cause des activités, à cause du manque d’appétit de la Source ou de la lumière. Et c’est pourquoi il faut revenir sans cesse à la solitude et, particulièrement, pour ceux qui y ont goûté, à l’assise méditative.
- Le troisième moyen, c’est la méditation quotidienne des textes sacrés. Lytta Basset dit : « La manière d’accéder à cette profondeur et de pouvoir profiter de cette joie imprenable, c’est la méditation quotidienne des textes sacrés ». Le texte sacré, pour la plupart des chrétiens, c’est la Bible, mais ça peut être aussi d’autres textes sacrés qui ont beaucoup d’importance. Et pour ceux qui ne sont pas dans la tradition chrétienne, il en est de multiples : la Bhagavad Gîta, le Tao-Tö-King, les sutras, etc. Si on le médite, si on le lit, si parfois pour mieux le comprendre, on le traduit à partir du texte original, le texte sacré est un enseignement et une nourriture, on pourrait dire un thérapeute et un maître spirituel. Il amène à chercher et à découvrir la dimension de profondeur pour pouvoir y fixer sa propre demeure et s’y tenir dans le secret d’un amour partagé. Les textes sacrés nous ramènent toujours à notre propre profondeur, à l’amour qui s’y éveille et à la joie qui en jaillit. Ils rappellent sans cesse « reviens vers toi », « éveille toi ». Toutes les spiritualités répètent à l’envie cette injonction : « éveille-toi ». Alors, éveillons-nous à cette autre partie de nous-même, à cet autre être, on pourrait dire qui nous habite, à cet être intérieur, à cet homme ou cette femme intérieur qui nous habitent.
Eveillons-nous à cela. Pas de plus grand bonheur intérieur que de lui donner toute sa place dans la vie. Cet homme intérieur, quand il est vivifié, quand il est sacralisé, permet que tout, les évènements, les paroles, la nature deviennent un aliment du feu intérieur. On peut dire d’une certaine façon que le cœur de l’homme devient alors comme le buisson ardent. Ca brûle dedans sans se consumer. Et l’homme intérieur étend cet amour à l’extérieur parce qu’il vivifie tout ce qu’il touche. D’une certaine façon, on peut dire qu’il anime le cosmos et qu’il participe à sa beauté. Grâce à cette lumière projetée sur le trésor, les métamorphoses s’opèrent et le conduisent à l’unité. L’homme devient réellement vivant.
- Le quatrième moyen, c’est la mémoire vivante des grands moments d’appel que nous avons connus, des grands moments de vie spirituelle que nous avons connus. On en a cité quelques uns tout à l’heure. Ca peut être la naissance des enfants, ça peut être la mise en route d’un amour, ça peut être, à un niveau collectif, une grande manifestation de gens qui réclament la justice, comme Ingrid nous en a fait part, ou ça peut être tout à fait autre chose. Moi, je reste toujours sur le grand moment qui est le fondateur de ma vie et qui s’est passé, j’en ai un souvenir tellement vif, le 28 avril 1957 ! Revenir à ce qui a créé, à l’intérieur de nous-même, cet être intérieur, cet homme intérieur. C’est un dur labeur parce qu’on laisse facilement échapper le trésor. Il faut couver ce trésor. Il ne s’agit pas de la valorisation d’un pieux souvenir qu’on enferme dans un album de photos. Ca n’est pas pour se faire plaisir, non, ce souvenir-là réveille les énergies qui ont été éveillées le jour où ça s’est passé. C’est pour ça qu’il ne faut absolument pas le perdre de vue, il y a là une ressource pour notre aujourd’hui. C’est tout à fait autre chose que la nostalgie du passé. C’est la mise en communication entre cet élan de départ et le quotidien. Quelqu’un est pris de vertige devant cette révélation première (et qui peut se reproduire autrement), il savoure en lui une joie profonde et secrète. S’il abandonne cette révélation, il entre dans un brouillard. Mais l’ébranlement premier a laissé des traces, premières empreintes, préparation des suivantes. Quand l’appel cesse de retentir, il faut prendre du recul pour préparer un nouvel élan. Au-delà de la torpeur spirituelle, de la fatigue, de l’angoisse, souvent devant le non-sens, il faut garder la persévérance. Ne pas nier ou ridiculiser l’appel premier. L’attente humble et confiante préparera la Sainte Rencontre. Car sous la cendre, le feu n’est pas éteint.